|
Le 28 mai 1912
Quelle est la difficulté psychologique que je puis, par
expérience, étudier le mieux?
En chacun de nous il est une difficulté plus centrale que toutes
les autres; c'est celle qui est, par rapport à notre rôle dans le monde, comme
l'ombre de cette lumière, une ombre qui va se dissipant, s'évanouissant de plus
en plus à mesure que la lumière devient plus intense, plus brillante, plus forte
et qu'elle gagne l'être tout entier.
Cette difficulté particulière à chacun, me paraît être celle qui
mérite toute notre attention et tout notre effort, car, si nous savons nous
observer, nous verrons que d'elle découlent toutes celles qui peuvent venir
barrer notre route.
C'est donc une difficulté de ce genre dont je vais esquisser
l'étude ce soir.
Il est des sensibilités excessives, d'autant plus aiguës
qu'elles se manifestent moins au dehors. Ce sont les sensibilités d'ordre
affectif, émotif.
Ces sensibilités proviennent en général d'une substance
supra-nerveuse très intellectualisée mais pas suffisamment spiritualisée pour
son degré d'intellectualisation.
C'est la période d'évolution où l'être est mûr pour le don de
soi, car il est conscient de lui-même, mais où, par le fait du travail
d'individualisation, d'intellectualisation au- quel il s'est soumis, il a pris
l'habitude de tout considérer par rapport à soi et a poussé jusqu'à son extrême
limite l'illusion de la personnalité.
Aussi lui est-il parfois très difficile de ne pas se regarder
agir, sentir et penser, d'où résulte un manque de spontanéité qui est très
voisin de l'insincérité.
L'être prend plaisir à son extrême sensibilité; c'est un
instrument délicat qui répond merveilleusement à la moindre vibration,
Page
– 65
et ainsi, au lieu de s'extérioriser, d'oublier son moi comme il
convient, il se replie sur lui-même, s'observe, s'analyse, se contemple presque.
La sensibilité émotive ainsi cultivée va en augmentant, en se
précisant, en se raffinant. Et comme, dans la vie, les occasions de souffrance
sont plus fréquentes que les occasions de joie, ce besoin d'éprouver et
d'étudier ces mouvements subtils du sentiment développe un penchant, un goût
pour la souffrance, véritable aberration mystique qui n'est autre que la
recherche de soi dans la souffrance, une forme raffinée mais très pernicieuse de
l'égoïsme.
Les résultats pratiques de ce besoin de souffrir sont tout à
fait désastreux si vous y ajoutez la perception intuitive, mais encore
imprécise, que l'oeuvre à accomplir pour vous, votre raison d'être dans la vie,
est d'attirer à soi, de prendre sur soi la souffrance des autres pour la
transformer en harmonie.
En effet, d'une part cette connaissance est incomplète parce que
vous ignorez que le seul moyen de soulager les autres, de supprimer un peu de
souffrance dans ce monde, est de ne laisser aucune sensibilité, si douloureuse
qu'elle puisse paraître, éveiller de la souffrance en vous, troubler votre paix
et votre sérénité. D'autre part, la notion de l'oeuvre à accomplir, elle-même,
est faussée par l'illusion de personnalité. La notion exacte est, non pas
d'attirer à soi toute la souffrance, chose irréalisable, mais de s'identifier
avec toute souffrance, chez tous les autres, pour être en elle et en eux le
germe d'amour et de lumière qui fera naître, avec la compréhension profonde,
l'espoir, la confiance et la paix.
Jusqu'à ce que l'on ait bien compris cela, le goût du sacrifice
s'éveille dans l'être; et chaque fois qu'une occasion s'en présente, comme on
n'est pas désintéressé dans la question, puisqu'on désire ce sacrifice, il
devient sentimental,
Page
– 66
irraisonné et cause des erreurs absurdes et parfois funestes
dans leurs conséquences. Même si l'on a l'habitude de réfléchir avant d'agir,
les réflexions qui précéderont l'action seront forcément tendancieuses
puisqu'elles seront faussées par le goût de la souffrance, le désir d'avoir une
occasion de s'imposer un sacrifice douloureux.
Et ainsi, consciemment ou non, au lieu de se sacrifier pour le
bien des autres, on se sacrifie pour le plaisir de se sacrifier, ce qui est
parfaitement absurde et ne profite à personne.
Toute action ne doit être jugée bonne et entreprise que lorsque
nous en connaissons les conséquences immédiates et si possible lointaines et
qu'elles nous apparaissent comme devant, en définitive, ajouter si peu que ce
soit au bonheur terrestre. Mais pour en juger sainement, il faut que le
jugement ne soit, en aucune façon, troublé par une préférence personnelle, et
cela implique le détachement de soi.
Non ce détachement qui équivaut à l'annulation de la capacité de
sentir, mais celui qui obtient l'abolition de la capacité de souffrir.
On comprendra par là que je mets hors de cause, en ce moment,
les insensibles, ceux qui ne souffrent pas parce que la matière qui les
constitue est encore trop fruste, trop grossière pour sentir, ceux qui ne sont
même pas mûrs pour la souffrance.
Mais pour ceux qui ont atteint un grand développe- ment de la
sensibilité, on peut dire que leur capacité de souffrir est la mesure exacte de
leur imperfection.
En effet, l'expression de la vraie vie psychique dans l'être est
paix, sérénité joyeuse.
Une souffrance, quelle qu'elle soit, est donc pour nous
l'indication précieuse de notre point faible, du point sur lequel nous avons
encore à faire de grands efforts spirituels.
Ainsi pour guérir en nous cette attirance pour la souffrance,
il nous faudra comprendre l'absurdité,
Page
– 67
le mesquin égoïsme des diverses causes de nos souffrances.
Et pour guérir notre désir immodéré et ridicule du sacrifice,
pour lui-même trop souvent et indépendamment de ses résultats utiles, il nous
faudra comprendre que si nous devons par la sensibilité rester en contact avec
toutes les souffrances humaines, il nous faudra aussi être assez vigilants et
perspicaces pour dissoudre, au fur et à mesure, ces souffrances qui, aux yeux du
clairvoyant, sont de pures imaginations.
Car la seule manière de venir en aide aux hommes, à ce point de
vue, c'est d'opposer à leur souffrance une immuable et souriante sérénité qui
sera la plus haute expression humaine de l'Impersonnel Amour.
Enfin, dans un cas comme celui que je viens de vous exposer,
plus encore que dans tout autre, il est indispensable de garder en mémoire que
la vraie impersonnalité ne consiste pas seulement dans l'oubli de soi en actes,
mais surtout dans le fait d'ignorer que l'on s'oublie soi-même.
En définitive, pour être vraiment impersonnel il ne faut plus
s'apercevoir qu'on l'est.
Et c'est alors que l'œuvre peut s'accomplir avec une généreuse
spontanéité, dans toute sa perfection.
Page
– 68
|